Le mardi 26 mars s'est tenu le comité social académique. Il examinait les moyens de préparation de rentrée 2024. Etant donné la parution au BO du texte sur le choc des savoirs, il nous a paru important de faire connaître au recteur ses conséquences sur les personnels, y compris de façon humaine.
Parler de soi, parler de son travail
Monsieur le Recteur,
vous voudrez bien excuser la forme un peu inhabituelle de notre intervention. D’ordinaire, le « nous » ou le « on » est de mise. Nous essayons de nous effacer pour faire place à la parole de nos collègues et essayer de les représenter au mieux.
Mais pour une fois, c’est le « je » que vous allez entendre. Car au-delà des réformes et des enjeux politiques, il y a des personnes qui doivent les vivre et les mettre en place, concrètement avec des élèves. Alors, voilà, il s’agit d’approcher « ce que cela nous fait ».
De la stigmatisation
Cette année, j’accompagne en 6ème des élèves en difficulté dans le cadre du Soutien Approfondissement, le SOUAP.
Dans les évaluations nationales de 6ème, il y a des colonnes de compétences. Ces élèves-là ce sont celles et ceux, plus souvent des garçons, qui ont l’étiquetage « à besoins ».
Nous essayons donc de constituer avec ces élèves ce que notre actuelle ministre appelle des groupes de besoin. Bien que nous ayons changé trois fois les groupes, savez-vous ce que m’a dit une des élèves dès la deuxième période ? « Je voudrais continuer à être mauvaise en classe pour rester avec vous ». Savez-vous ce que m’ont dit les élèves sur la troisième période ? « On est là parce qu’on est nul » ou encore « je ne comprends pas pourquoi je suis aussi nul en français ».
L’IPS de mon établissement est plutôt élevé. Alors nous repérons très vite et connaissons très bien les élèves à profil différent. Sur la dernière période, j’avais face à moi un élève très agité qui vit en famille d’accueil. Ce type d’élèves, je les surnomme intérieurement les « Zébulons », parce que je suis de la génération du manège enchanté. J’avais un autre « Zébulon » qui cumule les observations sur son carnet de correspondance et ne s’agite pas pour les mêmes raisons. Il souffre sans doute d’un trouble de l’attention. J’en ai un autre au profil presque opposé. Je ne dois pas l’oublier parce que lui ne se manifeste pas. Son esprit s’échappe dans un ailleurs inaccessible, il lui faut beaucoup de temps pour réagir et écrire.
Il y a 15 jours, j’étais découragée. Ma collègue sortant du cours avec le groupe intermédiaire était contente, elle les avait fait écrire. Moi, j’avais l’impression d’avoir fait du sur-place. J’étais écrasée par l’écart que je voyais entre les deux groupes. Démoralisée aussi par le jugement que ces élèves avaient d’eux-mêmes, malgré ce que je leur disais. Comment penser qu’on peut réussir quand on se dit nul ?
De la difficulté à ne pas stigmatiser
Je me suis dit que nous avions commis une erreur pédagogique. Nos élèves ont vite compris qu’aller en salle 3 avec moi correspondait à un étiquetage. Nous aurions pu, dû, penser une autre composition, peut-être en binôme d’élèves pour encourager la coopération, ou que je bascule sur le groupe des élèves aux compétences fragiles ou des élèves aux compétences plus solides. Nous avons encore jusqu’au mois de juin.
Ce n’est pas facile de ne pas stigmatiser. Ce n’est pas évident de redonner confiance.
Vertus du mélange
Et puis j’ai repensé à la petite X. X est arrivée chez nous en 6ème sans savoir lire. Elle attend une place en IME qu’elle va sans doute attendre pendant tout le collège. Mais c’est sans doute beaucoup mieux ainsi car malgré toutes nos appréhensions, X a fait d’immenses progrès. X n’a pas été mise dans une case. X a des aménagements, elle ne vient pas en cours le mercredi matin en SOUAP. Mais X vit sa scolarité avec tous les autres.
Alors si X a progressé, on arrivera aussi à faire progresser nos deux « Zébulons » et notre élève qui s’échappe sur sa planète intérieure. On peut y arriver grâce au mélange. Après mon cours, mes « Zébulons » et mon petit lunaire vont devoir écrire avec tous les autres en classe entière à partir des compétences que nous avons travaillées. J’espère les avoir un peu armés pour leur permettre de se sentir un peu moins nul. Mais ils ne seront pas mis à part. Ils ne se sentiront pas à part. Pas besoin de faire un effort pour essayer de rejoindre les autres dans un autre groupe. Ils seront déjà avec eux en classe entière.
Désertion… Charybde ou Scylla ?
Alors je ne vais pas vous parler de tous les travaux de la recherche pédagogique qui démontrent que l’homogénéité ne fait pas progresser les élèves. Je ne vais pas non épiloguer sur la différence entre groupes de besoin et groupes de niveaux.
Je voudrais juste vous dire à quel point cela me tord le ventre de penser à ce que je risque de lire dans le regard de ces jeunes ados d’à peine 11 ans l’an prochain. Il paraît que les élèves pourront changer de groupe. J’en doute grandement. Les exceptions consolantes ne me consolent pas du tout. Le BO indique que si on a beaucoup d’élèves en difficulté, on a des effectifs réduits. Dans mon établissement, nous n’en avons pas beaucoup.
Nous n’avons donc aucun moyen supplémentaire dans la DGH pour les prendre en charge. Exit tout le gros boulot des années antérieures conçu à leur intention. L’an prochain, si nous voulons dégager des moyens pour aider ces élèves, il faut par exemple que je renonce à faire cours de latin ou que ma collègue arrête de faire cours d’allemand. J’ai proposé à mes collègues d’abandonner mes 55 latinistes. Mais, outre que nous devons finir un cycle commencé, l’équipe m’a tout de suite fait valoir que nous risquions d’avoir une grosse fuite vers le privé si nous faisions ce choix. Alors contrairement aux années précédentes, il n’y aura rien de plus pour nos élèves en difficulté.
Charybde ou Scylla ?
Celui-ci, celle-là on le/la met où ?
Cela me tord aussi le ventre de penser à la façon dont nous allons nous y prendre. Je lis dans le BO : « Il ne s’agit pas d’affecter un élève dans un groupe fixe toute l’année, mais de constituer des groupes évolutifs en fonction des besoins et compétences des élèves, sans que d’autres critères, tels que la situation de handicap, n’entrent en ligne de compte ».
Alors concrètement les élèves en situation de handicap, on les met où ? Et s’il se trouve que précisément ce sont celles et ceux pointés par les évaluations nationales comme « à besoins » ?
Et puis, où commence le handicap ? A compter du moment où il y a un dossier MDPH ou bien avant, dès l’établissement d’un diagnostic ou bien encore avant, dès suspicion d’un trouble ? On anticipe comme le préconisent les textes de la conférence du handicap ? La grande difficulté scolaire ne constitue-t-elle pas en soi un handicap ? A l’heure où l’on prône à juste titre l’école inclusive, n’y a-t-il pas là une énorme contradiction ?
Tout à fait d’accord pour, je cite, nous « prémunir de tout risque d’assignation des élèves ». Mais concrètement comment faisons-nous ? Concrètement tous les élèves au profil un peu particulier, on les met où ?
Ne pas séparer mais au contraire davantage mélanger
Je lis encore dans le BO « Les 10 % des élèves français les plus faibles, issus très majoritairement de milieux défavorisés, obtiennent un score inférieur aux élèves des autres pays dans la même situation ». Le Dgesco a bien raison de souligner ce problème. Mais alors pourquoi prétendre résoudre cette fracture sociale en séparant davantage les élèves à l’intérieur même des établissements ? Pourquoi, au contraire, ne pas chercher à davantage les mélanger en cassant les ghettos scolaires ?
J’ai connu, lorsque j’étais élève, les CPPN, les Classes Professionnelles de Niveau. Elles ont fermé en 91, avant que je devienne enseignante. C’est curieux, d’ailleurs, ce retour du mot niveau. Ce niveau là, c’était celui de l’échec scolaire. J’ai vu également disparaître tous les sigles commençant par le S de Section. La Section c’est ce qui coupe, sépare. On s’est mis à parler de dispositifs puis d’Inclusion. C’était une évolution vers le progrès. Pas parfaite mais allant dans le sens de plus de mélange.
Revenons donc à la question de départ : ce que cela me fait , ce que cela nous fait.
Ce que cela nous fait : dissonance cognitive
J’ai le sentiment profond de vivre une régression majeure, de revenir au temps où j’étais élève. Ce temps où quand on était dans la 6ème1 on faisait de l’allemand et du latin, dans la 6ème2 de l’anglais et du latin, et puis quand on était dans la 6ème8 rien du tout et on était avec les mauvais. Mais moins mauvais qu’avec les débiles, on dirait aujourd’hui les cassos, de la CPPN.
Je ressens un profond conflit éthique, une importante dissonance cognitive. Comment est-il possible de faire fi de 30 ans d’évolution ?
De nombreux travaux de recherche pédagogique viennent appuyer ce que nous ressentons, éprouvons, expérimentons chacune et chacun dans nos classes. Ils montrent que les séparations en groupes nécessitent d’infinies précautions et beaucoup de conditions pour avoir une efficacité. La courte expérience du SOUAP arrêtée avant même d’avoir été évaluée me l’a rappelé.
Ce que cela nous fait : angoisse, démotivation et perte de confiance
Le ministère supprime le SOUAP à peine mis en place. A quel autre changement majeur devons-nous nous attendre ?
Cela m’angoisse, me déprime, me décourage, me démotive, et me révolte. Travailler beaucoup ne me fait pas peur. Mais travailler en allant contre le vent ? J’aime profondément mon métier, j’aime mes élèves, j’aime exercer en collège, c’est ce que j’ai choisi. Et pourtant, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je m’en aille.
Je regarde mes collègues autour de moi, dans mon établissement.
Dans ceux où je me rends dans le cadre de mon militantisme. Je lis dans leur regard le même désarroi, le même profond découragement, la même perte de confiance entre notre institution et en notre capacité à faire progresser nos élèves.
L’an dernier, j’ai lu dans le regard de mes collègues de technologie les mêmes sentiments. On venait de leur faire comprendre que leur discipline n’était au fond pas si utile que cela. Qu’elles et qu’ils pouvaient servir de variable d’ajustement.
Alors je vous le dis très simplement, très naïvement peut-être : est-il possible d’ignorer à ce point ce que cela nous fait ?